Pour Fourier, l’homme est mû par douze passions : cinq (sensitives) qui se rapportent aux cinq sens, quatre (affectives) qui assurent les rapports entre individus (l’amitié dans l’enfance, l’amour dans l’adolescence, l’ambition dans la maturité, le « familisme », c’est-à-dire le sens de la famille, dans la vieillesse), trois enfin (distributives) qui sont fondamentales, et qu’il met à la base du lien sociétaire : la passion d’intrigue, de rivalité, qu’il appelle la cabaliste, ou contrastante ; la passion opposée, qui pousse à l’accord et à la coopération – la composite, ou exaltante ; enfin la passion de la diversité et du changement, qu’il dénomme joliment la papillonne, ou alternante. Toutes ces passions étant synthétisées par une treizième, l’harmonique.
La combinaison de ces passions, qui doivent toutes être satisfaites, et non pas réfrénées, permet de former des séries de groupes humains. De ces prémisses, Fourier tire deux conclusions. Sur le plan sexuel, liberté totale : « Toute femme pourra avoir simultanément, si tel est son goût, un époux, un géniteur pour avoir des enfants, un favori pour vivre dans sa compagnie, et de simples possesseurs. » Au libre exercice de toutes les formes d’amour, Fourier, qui ne redoute pas d’enrichir son vocabulaire, donne le nom de « mœurs phanérogames ».
Sur le plan social, création de sociétés- de production et de consommation, où les hommes volontairement réunis travailleront et vivront dans la joie. Ces groupements seront des « phalanstères » : le mot associe la phalange et le monastère. Ils évoqueront vaguement les villages de coopération imaginés par Robert Owen, mais avec un luxe de précisions méthodiques dans lequel se marient l’arithmétique et la poésie chères à Fourier.
Le site, d’abord : le phalanstère sera construit « dans un pays pourvu d’un beau courant d’eau, coupé de collines, propre à des cultures variées, adossé à une forêt ». Le domaine, ensuite : quatre cents hectares avec bâtiments de ferme et établissements industriels permettant à l’association de vivre en autarcie. Le phalanstère lui-même, enfin : un palais élégant et commode, de la plus belle symétrie, tenant de Versailles et du grand hôtel de ville d’eaux : trois niveaux de cent soixante-deux fenêtres chacun en façade, sept grandes cours intérieures avec des bâtiments à cinq niveaux ; un beffroi de huit étages, la « tour d’ordre », siège du télégraphe, de l’horloge et des signaux chargés de transmettre les instructions aux travailleurs disséminés dans la campagne ; une bibliothèque, un théâtre, une bourse, une galerie pour les expositions, des salles d’études, des réfectoires… Fourier dessine lui-même les plans du phalanstère-modèle, « palais sociétaire dédié à l’humanité ».
Doivent y vivre 1 620 personnes, soit 810 de chaque sexe, correspondant aux séries des différents caractères humains. Les repas sont pris en commun, mais peuvent être servis, si on le préfère, dans les chambres individuelles. Ils comportent sept menus, conformes aux exigences de la « gastrosophie ». La cuisine centrale met en appétit.
Toute la phalange travaille : mais tous les travaux sont attrayants. D’abord parce que, selon les exigences de la papillonne, aucun ne dure plus de deux heures. Parce que chacun choisit celui qui répond le mieux à ses affinités, dans la série qui lui est le plus sympathique. Mais aussi parce qu’ils relèvent surtout du jardinage et de l’artisanat rural : horticulture, arboriculture, aviculture, apiculture, pisciculture. Il y a des « cerisistes », des « fraisistes », des « poiristes ». On ne cultive pas de blé, on ne mange pas de pain chez Fourier : il préfère les fruits et les confitures.
Mais les travaux sales, les travaux répugnants ? La réponse est toute simple : les enfants ont un goût particulier pour ce genre de besognes. Une fois sortis des pouponnières pour « bambins, chérubins et séraphins », mobilisés en « petites bandes » et en « petites hordes », ils accompliront avec volupté les tâches qui éclaboussent ou qui barbouillent.
Si le phalanstère est bien une communauté, il ne prétend pas à instaurer l’égalité : il est ouvert aux riches et aux pauvres, qui, répartis en cinq classes, peuvent y vivre selon leurs moyens, dans des pièces plus ou moins grandes, en prenant des repas plus ou moins raffinés, un peu comme feraient les clients d’un hôtel qui comporterait plusieurs tarifs et plusieurs catégories de régimes. L’inégalité, pour Fourier, « entre dans le plan de Dieu ». Mais, en offrant à tous les mêmes services collectifs sous le même toit, le phalanstère vise à rapprocher les esprits et les cœurs.
Juridiquement, et bien que cette formule soit encore rare lorsque Fourier la retient, le phalanstère est une société par actions. Il reste une entreprise de type capitaliste, dont les bénéfices seront répartis à raison de 4/12 au capital, de 5/12 au travail, de 3/12 au talent. Aux investisseurs, on promet même des dividendes plantureux : de 30 à 36 % de leur mise, ou, s’ils préfèrent un intérêt fixe, un peu plus de 8 %. Qui dit mieux ?
La liberté sauvegardée, le salariat aboli, le commerce et la monnaie éliminés à l’intérieur du phalanstère, l’« harmonie parfaite » instaurée en son sein : telle est l’œuvre d’un « grand poète » (dira Michelet), telle se présente « l’Arcadie d’un chef de bureau » (dira Emile Faguet). Mais cette Arcadie, pour Fourier, ne doit pas être une Utopie. Elle est réalisable. Elle sera réalisée.