« Fourier (Charles), né à Besançon, mort à Paris (1772-1837), philosophe et économiste français, théoricien du socialisme. » Philosophe ? On pourra en discuter. Economiste ? Il vomit l’économie politique. Socialiste ? Il ne se donnera pas pour tel. D’autres seront en droit de le définir aussi bien : poète surréaliste, expert en politique-fiction.
Son père est un riche marchand de drap, qui triche à l’occasion sur la longueur et la qualité des textiles. Charles, à sept ans, jure « une haine éternelle au commerce ». Il fait des études médiocres, il écrit des poésies légères. Faute de mieux, il devient commis voyageur en étoffes. Epicier à Lyon, en 1793, il spécule maladroitement sur des denrées coloniales qu’il a fait venir de Marseille ; il échappe de justesse à la guillotine.
De cette enfance et de cette adolescence tourmentées, il retire un double enseignement : la haine de la violence, qu’il a vue à l’œuvre en 93 ; la certitude que l’association peut résoudre les maux du genre humain : car il a connu dans le Jura « les humbles, mais admirables associations fromagères » (Michelet) et à Lyon, refuge des Vaudois, les fraternités ouvrières. De sa jeune expérience, il retient une aversion durable, non seulement pour le commerce, mais aussi pour le salariat. Le voilà commis aux écritures ou caissier à Lyon, comptable à Paris dans une maison du quartier du Sentier. Il ne se marie pas, il ne se mariera jamais ; Charles Fourier restera toute sa vie un vieux garçon, ami des chats et des fleurs.
Que lit-il ? Rousseau bien sûr, Owen et Saint-Simon. Mais, il n’apprécie pas du tout ces derniers : d’Owen, il dira que sa « communauté des biens est pitoyable », de Saint-Simon, qu’il énonce « des monstruosités ». Il a sa propre révélation : en songeant « à des recherches sur les destinées », il découvre « une science sociale encore inconnue ». En 1808, il publie un gros volume sur la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Notre globe doit durer quatre-vingt mille ans, divisés en quatre phases : une phase de malheur, qui dure depuis six mille ans, deux phases d’unité sociale ou de bonheur, qui dureront soixante-dix mille ans, enfin une phase de déclin, sur quatre mille ans. Dans la phase d’harmonie, le printemps remplacera toutes les saisons, l’eau de la mer se changera en limonade, les poissons remorqueront les vaisseaux, l’homme mesurera sept pieds et vivra cent-quarante-quatre ans, dont cent-vingt seront consacrés sans restriction à la poursuite de l’amour sexuel ; la terre comptera trois milliards d’habitants, dont trente-sept millions de poètes égaux à Homère, trente-sept millions de savants égaux à Newton… D’un même élan, Fourier donne deux âmes et deux sexes à toutes les planètes, le pôle boréal étant mâle, le pôle austral étant femelle. Six nouveaux satellites prendront la place de notre lune. Elucubrations d’un cerveau dérangé ? Extravagances d’un refoulé ? On trouvera du génie dans ce délire, de la divination à ce prophète. On verra en lui, tout à la fois, un historien, un sociologue, un mathématicien, un psychologue, un urbaniste, un architecte, un lyrique. André Breton le célébrera « tout debout parmi les grands visionnaires ». Fourier n’attend personne pour se célébrer lui-même : « Moi seul ai mis fin à vingt siècles d’ineptie politique, et les générations présentes et futures reconnaîtront que c’est moi qui suis à l’origine de leur bonheur immense. » II attend le concours de Napoléon, cet hercule qui doit « élever l’humanité sur les ruines de la barbarie et de la civilisation ». Il se considère, tantôt comme le nouveau Newton, celui qui découvre la loi de l’attraction universelle, tantôt comme un autre Jésus. Folie des grandeurs ? Cet illuminé travaille avec la minutie d’un horloger de Besançon, ce passionné de synthèses se complaît dans des descriptions d’entomologiste, ce romantique écrit avec l’application d’un petit comptable.
La gloire le fait attendre. Charles Fourier a beau solliciter tous les partis, demander l’appui de la Société de la morale chrétienne, faire appel aux Anglais, chercher des bailleurs de fonds, il ne parvient pas à arracher l’opinion à sa belle indifférence. C’est seulement à partir de 1822 qu’il publie sa doctrine « sociétaire », dans un Traité de l’association domestique et agricole, puis dans Le Nouveau Monde industriel et dans La Fausse Industrie. Bien que ces titres semblent faire écho à Saint-Simon, Fourier s’affirme farouchement hostile à la grande industrie. Il se défie de la société bourgeoise, de l’autorité, de toute révolution. Il meurt pauvre, mais persuadé d’avoir livré à l’humanité la formule du salut. Au cimetière Montmartre, où on l’inhume, son disciple Victor Considérant célèbre en lui « le Christophe Colomb du monde social ».