En 1832, la commune de Condé-sur-Vesgre, située dans le département de Seine-et-Oise, devient le théâtre d’un intéressant essai d’association domestique agricole selon la théorie de Charles Fourier.
Pour que le grand rêve de toute la vie de ce penseur utopiste reposant sur le « bonheur social » ne s’éteignît pas dans la solitude, la pauvreté et l’obscurité, certains fouriéristes (Victor Considérant, Just Muiron, Paul et Clarisse Vigoureux) décidèrent de créer un phalanstère, base expérimentale de la doctrine fouriériste selon laquelle :
- le travail n’est pas maudit, mais béni et plein d’attrait, pourvu que l’homme s’y exerce en toute liberté, selon les penchants de son activité et avec la certitude d’en vivre, dans le cadre d’une organisation fondée sur l’attraction ;
- la primauté et l’utilité des passions, qui permettent de bâtir une société libre et harmonieuse, régie selon les principes du Nouvel Ordre Amoureux ;
- la justice sociale est dans l’association de tous les profits proportionnellement au capital, au travail, au talent, un minimum de subsistance étant garanti à tout être au nom de la solidarité et du respect de la vie humaine.
La première colonie sociétaire
Ces disciples fouriéristes, pour mettre en exécution leurs conceptions, cherchèrent à acquérir une propriété d’une superficie de 1 200 à 1 500 hectares. Ils publièrent, le 1 juin 1832, le premier numéro d’un périodique, le Phalanstère-la Réforme Industrielle, journal de la fondation d’une phalange agricole manufacturière associée en travaux et en ménage. Le numéro suivant proposait le lancement d’une collecte de fonds pour l’établissement d’une phalange à l’essai.
Deux habitants de la commune de Condé-sur-Vesgre, informés de ce lancement, Joseph Devay, agronome, qui possédait une ferme aux revenus peu prospères par l’aridité du sol sableux et le Dr. Beaudet Dulary, médecin et député de Seine-et-Oise, mirent à la disposition du petit groupe phalanstérien leurs deux domaines : le premier, la Christinière, avec ses 109 hectares et le deuxième, la Chesnaye, d’une superficie de 351 hectares. Les deux propriétaires se contentaient pour toute rétribution d’actions dans une nouvelle société correspondant à la valeur authentifiée de leurs terres évaluées après expertise.
Leurs propositions furent acceptées, après visite des terres à Condé par Ch. Fourier, J. Muiron et V. Considérant. Le Phalanstère publia, le 15 novembre 1832, la nouvelle de la fondation d’un phalanstère d’une superficie de 460 hectares, situé à Condé-sur-Vesgre, dont Charles Fourier était le directeur, Just Muiron l’ordinateur, Paul Vigoureux le trésorier général, A. Baudet Dulary et Gréa, député du Doubs, les syndics provisoires. Ce site était retenu, par suite de sa proximité de Paris pour implanter une communauté modèle qui devait justifier le modèle de Ch. Fourier.
Ce phalanstère était la propriété d’une Société Anonyme au capital de 1 200 000 francs constitués par l’apport des terrains dont la valeur étant estimée à 280 000 francs, le reste du capital devant être apporté par des actionnaires à rechercher. Un appel à des maçons, des charpentiers, des forgerons, des ouvriers agricoles fut lancé et entendu, puisque 150 ouvriers avec leurs femmes et leurs enfants vinrent de Lorraine, de Provence, de Bretagne et de Franche-Comté, en apportant leurs économies, deux actions de la future société étant vendues à chaque participant.
Cette nouvelle société fut présentée au gouvernement de l’époque, par l’intermédiaire de Jacques Laffite, ancien Président du Conseil, avec le soutien d’Auguste Thiers.
Le nom définitif de la propriété retenu fut celui de Colonie Sociétaire, certains actionnaires ayant jugé bizarre le nom de Phalanstère. Les travaux de défrichement et de terrassement commencèrent, sous la direction de Mrs Baudet Dulary, Devay, Victor Considérant, Just Muiron et Paul Vigoureux et étaient organisés selon la théorie sociétaire en courtes séances, les repas étant pris en commun dans de vastes et rustiques abris autour de tables communes.
Lé défrichement, le marnage du terrain, l’installation de 60 colons par vagues successives dans des constructions légères et économiques en bois et en briques, la présence de 200 journaliers furent les principaux événements de cet hiver 1832 froid et rigoureux.
Le 21 mars 1833, Madame Dulary posait la première pierre du domaine. Très rapidement, l’activité initiale se ralentit par suite du manque de ressources, les porteurs de capitaux sollicités restant sourds aux demandes des créateurs. A. Baudet Dulary est amené à pratiquer une sévère ponction sur sa fortune personnelle, pour payer les journaliers. Il avoue que la Colonie Sociétaire se trouve déjà en difficulté : « Je ne commence pas avec 66 colons, mais avec 150 ouvriers, dont 60 maintenant logés, et nourris dans les bâtiments de la future Colonie ».
Ch. Fourier, qui se sent, dès cette époque, à l’écart de l’expérience de Condé, écrivit une lettre où il désavoue la faiblesse et l’incapacité de Baudet Dulary : « Depuis 6 mois, je n’ose pas dire un mot dans le journal sur Condé, mais si je la mettais entre nos mains, vous verriez comment je parlerai et ferai venir des fonds. Mais Dulary, par faiblesse et incapacité, dérange toutes les mesures. On ne peut compter sur rien avec lui, il donne dans tous les pièges, il n’aime que ceux qui le trompent ».
L’assemblée générale du 22 septembre 1833, tenue au moulin de la Chesnaye, en présence de Ch. Fourier, J. Muiron , V. Considérant et A. Transon, marqua la fin de la collaboration de Ch. Fourier. Il y fut pourtant annoncé « qu’une centaine d’hommes sont venus travailler, que 200 hectares de bruyères ont été défrichés, que 13 000 arbres ont été plantés, qu’une briqueterie a été édifiée, que le moulin a été réparé, que le bâtiment principal, le Phalanstère, qui terminé devait ressembler au palais de Versailles avec ses différentes ailes, a commencé à s’élever sur le plateau du Rouvray, ainsi que des étables et des abris provisoires ».
Le gouvernement lui-même, malgré son intérêt initial, faisait attendre l’autorisation demandée de création de la nouvelle société, inquiet des tendances socialistes de l’entreprise.
En 1834, A. Baudet Dulary s’installa avec sa femme et ses sept enfants au Phalanstère, dont la construction se poursuivait péniblement. Le journal, La Phalange, publia son dernier numéro en mars de cette année. La deuxième assemblée générale se tint en présence de 6 actionnaires, le 12 juillet 1834, à la ferme du Phalanstère.
H. Madaule, A. Baudet Dulary et Thomas, exploitant la ferme du Phalanstère, évoquèrent la création, sans succès, d’une « ferme asile », qui accueillerait des enfants. En juillet 1835, J.A. Devay s’installe dans sa maison terminée.
Pour tenter de sauver l’entreprise, MM. A Baudet Dulary et J. Devay la réduisirent en une simple société en commandite avec maintien du principe d’association.
Tous ces efforts n’empêchèrent pas la liquidation de la société qui fut prononcée le 24 avril 1836, le premier lot des terres comprenant la Christinière fut rendu à M. Devay, le lot restant qui fut redonné au Dr. A. Baudet Dulary, comprenait le Phalanstère, avec sa ferme, le moulin de la Chesnaye et des dépendances. Celui-ci tint à rembourser intégralement, sur ses fonds propres, les actionnaires au prix des actions achetées, soit une somme de 585 000 francs.
Danielle et Philippe DUIZABO
Août 2004
A lire pour en savoir plus :
- Chronologie colonienne (Les évènements au jour le jour des années 1832-1878)
- Une histoire de la Colonie
- Beecher J. – Fourier, le visionnaire et son monde Editions Fayard, Paris, 1993, 620p.
- Beecher J. – Victor Considerant and the rise and fall of French romantic socialism University of California Press, 2001, 586p.
- Fuligni B. – La chambre ardente. Les éditions de Paris, Paris 2001, 248p.
- Bibliothèque Nationale – Différentes lettres et écrits dont le fonds Fourier.
- Morellet M. – Rapport du syndicat résumant le mouvement de la société « la Colonie » depuis son origine jusqu’au 31 mars 1870.