Les héritiers du fouriérisme

Fourier fait école : on parle du fouriérisme, comme de l’owenisme ou du saint-simonisme. Les disciples ne manquent pas. Le Jurassien Victor Considérant, polytechnicien, lâche l’armée pour la propagande fouriériste : il publie des journaux : Le Phalanstère, La Phalange. Héritier des manuscrits du maître, il écrit lui-même un Manifeste de la démocratie qui, à certains égards, et avec cinq ans d’avance, annonce le Manifeste communiste.

Mais du papier, il faut passer sur le terrain, en concrétisant le phalanstère. Fourier, qui a si longtemps, dans sa petite chambre, attendu le capitaliste capable de financer son rêve, a la joie, avant de mourir, de voir au moins tenter un essai de domaine sociétaire : en 1832, quelques hectares de bruyère sont achetés à Condé-sur-Vesgre, en forêt de Rambouillet, par les soins d’un médecin député d’Etampes, Alexandre Baudet-Dulary, qui démissionne pour construire son phalanstère. L’entreprise avorte faute d’argent. Elle n’engendrera guère qu’une exploitation agricole, héritée du fouriérisme.

 

Phalanstère de Colt Necks aux Etats-Unis
Un certain air de ressemblance avec la grande maison de la Colonie…

Par la suite, les initiatives ne manqueront pas pour renouveler l’expérience. Aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, parce que l’espace n’y fait pas défaut et que toute liberté est laissée aux pionniers, on voit surgir une quarantaine de pseudo-phalanstères de types variés, laïcs ou confessionnels, chastes ou licencieux, anarchistes ou capitalistes : celui de Brook Farm, près de Boston (en 1840), réunit des Américains éminents, dont le théologien Channing et le romancier Hawthorne ; celui de Red Bank, dans le New Jersey (1843), qui tiendra douze ans et se prolongera sous la forme d’un hôtel à tendance communautaire (voir pièce jointe) ; celui de la rivière Rouge, au Texas (1852), pour lequel Victor Considérant a fait appel, de Bruxelles, aux démocrates de tous les pays, comme aux fervents de l’école sociétaire : il reçoit l’appui d’un riche Américain, Albert Brisbane, converti par ses prédications. La « Société de colonisation » implantée au Texas reçoit le nom de Réunion. Mais elle se heurte à l’hostilité des Etats du Sud, favorables à l’esclavage que le phalanstère a voulu abolir. L’affaire engloutit deux millions de francs. Ailleurs, les incendies s’en mêlent. Les phalanstères n’ont pas de chance.

Pas de chance non plus au Brésil. « Les sectateurs de Fourier, racontera Cabet, résolurent d’aller fonder une colonie modèle. Une première et rude déception attendait nos émigrants au Havre, où force leur fut d’attendre, pendant un grand mois, le bâtiment qui devait les transporter au Brésil. Pour ne point voir leurs faibles ressources épuisées, ils se firent pionniers et travaillèrent au nouveau canal. Enfin le navire partit et, après une longue traversée, les déposa au Brésil. Là, le désenchantement fut complet. Les terres promises par le gouvernement au départ, il fallut les solliciter à l’arrivée. Le meneur s’en chargea et obtint une concession personnelle. Alors il voulut exiger de ses malheureux associés deux cent mille francs et un huitième dans les bénéfices futurs des exploitants. Nos malheureux compatriotes reconnurent enfin qu’ils étaient victimes d’ignobles spéculateurs, et se disposèrent à revenir en France, ruinés, désillusionnés et perdus de santé… » (Almanach icarien pour 1843). Le récit assurément est sans complaisance, sous la plume d’un rival en socialisme. Mais il n’est pas invraisemblable. Alphonse Daudet, dans Port-Tarascon, s’inspirera d’histoires toutes semblables.

A la postérité de Fourier, appartiennent aussi diverses entreprises dans l’Europe orientale. Un journaliste revenu de France organise un phalanstère en Roumanie, en 1844 : jugé subversif, il est arrêté, les phalanstériens sont dispersés. En Russie, avec le professeur Polochine et le philosophe Alexandre Herzen, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Mikhaïl Petrachevski, fonde un groupe fouriériste. Aux vendredis de Petrachevski se pressent les intellectuels, et notamment, à partir de l’automne 1848, Dostoïevski. Tenus pour des conspirateurs, ils sont incarcérés en 1849. Devant ses juges, Dostoïevski déclare que « le fouriérisme est un système pacifique, qui séduit l’âme par sa structure harmonieuse, charme le cœur et ne comporte pas de haine », son seul tort étant précisément d’être un système. Vingt et un des accusés sont condamnés à mort. Gracié quelques instants avant son exécution, Dostoïevski voit sa peine commuée en quatre ans de déportation en Sibérie. Il écrira plus tard : « Nos socialistes descendent de Petrachevski. » Autre disciple de Fourier, le critique Tchernychevski sera arrêté pour menées insurrectionnelles. En prison, il rédigera son roman Que faire ? qui diffusera la théorie sociétaire et sera longtemps la bible des révolutionnaires.

Doherty en Angleterre, Bebel en Allemagne (qui publiera un Charles Fourier) n’oublieront pas le maître. En France même, après l’échec de Condé-sur-Vesgre, d’autres phalanstères voient le jour : ainsi la colonie sociétaire de Cîteaux, en Côte-d’Or (de 1840 à 1844), et, avec plus d’éclat, le familistère de Guise.

Le familistère de Guise

Guise, patrie de Camille Desmoulins, c’est de nouveau la Picardie : après Babeuf et Saint-Simon, apparaît-elle vraiment comme « le Midi du Nord », où s’exprime « une race inflammable » ? Le fils d’un serrurier de l’Aisne, Jean-Baptiste-André Godin, rêve d’édifier un phalanstère de sa façon. « Puisqu’il est impossible de faire un palais de la chaumière ou du galetas de chaque famille ouvrière », il veut « abriter la demeure de l’ouvrier dans un palais ».

Un curieux homme, ce Godin : inquiétant par certains endroits et mêlant le farfelu au concret. On le voit s’intéresser aux expériences de spiritisme. Plus tard, il prétendra localiser les besoins humains dans la boîte crânienne : les organes de la justice se situent sous le frontal, les organes du devoir sous le temporal, et ceux du droit à hauteur des maxillaires.

André Godin a fait son tour de France d’apprenti artisan. Il a rencontré Fourier, lu Owen et Saint-Simon. Il est acquis aux principes de l’harmonie universelle. Mais, comme son sens du réel ne l’abandonne pas, il a pris en 1840 un brevet pour la fabrication d’un poêle de fonte. Son palais sera une usine. Son rêve prendra corps.

Le familistère de Guise

En 1846, déjà riche, il crée l’établissement industriel qui va devenir le familistère de Guise : il n’emploie encore que trente-deux ouvriers. En 1856, il installe dans le corps central son propre logis et celui de deux cent cinquante familles ouvrières. L’aile gauche sera construite en 1860, l’aile droite en 1879.

Dans une boucle de l’Oise, à proximité de la forêt, le domaine couvre une dizaine d’hectares, aménagés en promenades et en potagers. Sans atteindre aux dimensions grandioses du phalanstère idéal conçu par Fourier, le familistère est ambitieux : car, pour Godin, la réforme de la société présuppose une réforme de l’architecture. Son socialisme condamne le pavillon individuel, qui peut faire espérer l’accession à la propriété. Il exige l’habitat collectif – château, caserne ou couvent, hospice ou prison… Chacun y est locataire, le montant du loyer étant prélevé sur la paie.

Non, ce n’est pas tout à fait Versailles. Mais Godin, qui dessine lui-même la sévère façade, s’en inspire : un grand corps de logis avec une tour de contrôle et une plate-forme, deux ailes en décrochement, une place de parade. La brique tient lieu de marbre. Quarante-huit fenêtres, multipliées par quatre niveaux. Trois cours intérieures, recouvertes de verrières à charpentes de bois. A chaque étage, une fontaine d’eau courante, des cabinets d’aisances, des « trappes à balayures », qui annoncent les futurs vide-ordures, des appartements à air ventilé, froid ou chaud, qui préfigurent les logements climatisés. Chaque appartement est loué neuf francs soixante, soit trente pour cent de moins qu’un taudis en ville.

Dans les cours couvertes, Godin organise des bals et des fêtes : fête du travail, fête de l’enfance. Dans le parc, il édifie un kiosque à musique, multiplie les bassins, les bosquets et les statues. Il ouvre une école, mixte, laïque et obligatoire, fonde un théâtre, une piscine, une buvette, une salle d’escrime et de gymnastique. Il n’oublie ni la boulangerie, ni la boucherie, ni l’épicerie, ni la buanderie, il crée un corps de pompiers, une fanfare, prévoit une « nourricerie » et un « pouponnât », appelé parfois « bambinat ». L’usine, distincte du « palais », se situe sur l’autre rive de l’Oise.

Dans son fief, Godin applique les idées de son maître Fourier : répartition des bénéfices (25 % mis en réserve, 25 % à la direction, 50 % en dividendes ouvriers). C’est « salarier le capital et capitaliser le travail ». Les tâches sont organisées en séries, les chefs d’atelier sont désignés par l’élection, les salaires sont votés par les associés. On assure l’apprentissage des jeunes, on garantit les soins aux malades, la retraite aux vieux.

Pour être associé, il faut être âgé d’au moins vingt-cinq ans, avoir résidé et travaillé au moins cinq ans dans le familistère : chacun acquiert alors une ou plusieurs parts du fonds social, et encaisse des dividendes qui doublent le salaire. A côté des associés, les sociétaires (plus de vingt et un ans, trois ans de présence) et les participants (après un an de présence) voient leur salaire majoré dans de moindres proportions ; les auxiliaires ne touchent que leur salaire ; les intéressés, qui ont reçu des parts après héritage, ne touchent que les dividendes.

Godin, qui a été fiché en juillet 1848 comme « socialiste dangereux », s’est justifié dans sa profession de foi : « Je suis phalanstérien parce qu’après une longue étude j’ai acquis la conviction que la théorie phalanstérienne est la société morale constituée et que seule elle pourra conduire l’humanité à la constitution de sociétés parfaites. »

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